Quelles sont les catégories d’acteurs de la filière de l’énergie solaire en Afrique de l’Ouest ? Et comment interagissent-ils ? À partir de l’analyse qualitative d’enquêtes de terrain et de rapports écrits, l’auteur étudie le jeu des acteurs de la filière dans trois États africains, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et le Sénégal. L’objectif est d’identifier les mécanismes d’influences entre les catégories d’acteurs et d’harmoniser les connaissances pour dynamiser la filière de l’énergie solaire, encore très modeste aujourd’hui.
En Afrique de l’Ouest, le développement des énergies renouvelables est aujourd’hui freiné par une combinaison de facteurs, dont l’absence ou l’insuffisance de cadres réglementaires spécifiques, des coûts d’investissements initiaux indispensables encore élevés et la non-maîtrise technologique, (CEDEAO, 2006).
Par ailleurs, l’évaluation des actions de renforcement de capacités menées par l’IEPF (Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie) révèle plusieurs obstacles au développement de compétences, dont l’absence d’une vision claire sur les capacités à renforcer, l’insuffisance de soutien local pérenne, la faible taille critique des opérations souvent isolées (IEPF et AUF, 2008).
Différentes catégories d’acteurs travaillent suivant des rationalités particulières dans les filières « énergies renouvelables » en Afrique de l’Ouest. Les synergies entre ces acteurs nécessitent des processus cognitifs de traduction et des systèmes d’information.
Quelles sont les catégories d’acteurs de la filière « solaire » en Afrique de l’Ouest et quelle stratégie faut-il élaborer pour aboutir à une harmonisation (cohérence) des connaissances et des capacités à développer par les différents acteurs ?
Le présent article, qui s’inscrit dans une logique de recherche-action, vise à faire évoluer les interactions entre cinq catégories d’acteurs pré-identifiés comme pertinents pour une bonne vulgarisation de l’énergie solaire en Afrique de l’Ouest, notamment en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso et au Sénégal (photo 1).
Matériel et méthodes
Les différentes missions effectuées dans les trois pays (Côte d’Ivoire, Burkina Faso et Sénégal) ont consisté en des entretiens semi-directifs avec des responsables des institutions identifiées et une collecte de documents (rapports d’activités, études).
La grille thématique a permis de classer et de structurer les données collectées et sert de base au traitement des données. Elle identifie les catégories d’acteurs, leurs missions, leurs réalisations ainsi que leurs partenaires.
L’analyse de filière est une méthode d’analyse qualitative descriptive.
Cette seconde étape intervient à la suite de l’analyse thématique transversale et consiste à étudier la succession des actions menées par les différents acteurs pour produire, transformer, distribuer et consommer un produit. L’analyse de filière a permis ainsi de mettre en évidence les acteurs qui interviennent d’une manière directe ou indirecte dans la filière ainsi que les synergies entre eux.
L’analyse stratégique, qui fait suite à une analyse descriptive (étude de la filière), est une analyse explicative qui va permettre de comprendre les interactions entre les acteurs de la filière solaire dans les trois pays.
En partant des interactions existantes entre les acteurs, nous avons mobilisé l’analyse stratégique du jeu des acteurs via notamment l’établissement de matrices d’influences, les enjeux et les acteurs étant connus et identifiés. Il s’agit de tenter de comprendre la structuration (hiérarchisation) des acteurs à travers l’établissement d’un ordre d’importance de leurs rôles dans le système, en utilisant des matrices d’influences directes (Michel Godet) dans laquelle on évalue les influences et les dépendances entre les couples d’acteurs.
Les résultats des matrices d’influence ont été validés par les acteurs enquêtés. Les matrices d’influence entre acteurs comportent trois niveaux (tableau 1).
La lecture du plan d’influence effectuée à partir des matrices permet de faire une typologie des acteurs (ordre d’importance) en fonction de leur influence dans la filière énergie solaire :
- les acteurs dominants ont une nette influence sur les autres acteurs qui les influencent peu ;
- les acteurs dominés subissent une forte influence de la part des autres acteurs sans qu’ils ne les influencent ;
- les acteurs relais (ou intermédiaires) ont une forte influence sur les autres acteurs tout en étant influencés par eux ;
- les acteurs autonomes (ou isolés) sont peu influents et peu influencés.
Résultats et discussions
L’approche stratégique développée par Michel Crozier et Erhard Friedberg pour les organisations dans les années 1960, postule que les organisations sont le résultat desactions des individus qui les composent, de sorte que l’analyse stratégique nous permet de comprendre les interactions entre les acteurs de la filière solaire dans les trois pays.
Burkina Faso (tableau 2)
Globalement, les influences entre acteurs de la filière énergie solaire au Burkina Faso sont faibles, traduisant l’absence de véritables synergies.
L’Etat à travers son ministère de l’énergie, des mines et des carrières reste cependant et incontestablement le seul acteur dominant. Il facilite notamment l’exécution de projets d’électrification solaire à travers sa coopération et son appui institutionnel à plusieurs organisations internationales. Les entreprises et les ONG (organisations non gouvernementales, surtout internationales) ont une position d’acteurs relais : elles jouent en effet le rôle d’intermédiaires entre l’État et les consommateurs, de sorte qu’elles (entreprises et ONG) sont à la fois influencées par l’État et ont aussi une certaine influence notamment sur les consommateurs. La persistance du problème de délestage ainsi que le très faible niveau d’électrification en milieu rural a entraîné l’émergence durant ces dernières décennies de petites entreprises d’installations solaires et d’ONG internationales. Les derniers maillons de la chaîne actuelle (pas encore de recyclage du matériel) sont des acteurs dominés qui n’ont aucune influence sur les autres acteurs. Les comités de gestion sont des groupements des bénéficiaires de l’énergie solaire (les ménages) dont le rôle se limite à l’organisation de la maintenance du petit matériel (batteries, ampoules, nettoyage des panneaux). La formation et la recherche, représentée par le 2IE est un acteur autonome, isolé qui est faiblement influencé par l’État (le Burkina Faso a un accord de siège avec la fondation 2IE, garantissant ainsi l’indépendance du 2IE vis-à-vis du pays hôte). Par ailleurs, l’institut 2IE n’a pas non plus d’influence sur les autres acteurs de la filière énergie solaire au Burkina Faso (entreprises, ONG, consommateurs). Malgré son positionnement de leader de l’enseignement supérieur de la sous-région du fait de ses nombreux partenariats avec des universités et laboratoires de recherche à travers le monde, son rôle dans la filière se limite à des formations théoriques et à des projets expérimentaux.
Côte d’Ivoire (tableau 3)
Les derniers projets solaires effectifs en Côte d’Ivoire initiés par l’État ne sont pas récents : ils datent des années 2000. Une des explications de ce constat pourrait être le fait que le pays était encore récemment le seul de l’Union économique et monétaire ouest-africaine à exporter de l’énergie vers quelques uns de ses voisins (Ghana, Bénin, Togo), grâce à ses ressources en hydroélectricité et ses ressources en gaz naturel. Aujourd’hui de nombreux projets solaires d’envergure (plusieurs dizaines de kwh) sont en phase avancée, notamment dans le nord du pays (Korhogo, Boundiali).
Sénégal (tableau 4)
Le Sénégal s’est doté en 2008 d’un ministère des énergies renouvelables qui est l’acteur dominant de la filière énergie solaire dans le pays, qui a facilité l’exécution de plusieurs projets dans le sous-secteur du photovoltaïque avec l’appui de partenaires extérieurs (Union européenne, Japon, Allemagne, ONG internationales, Fonds européen de développement, Espagne…). Dans la sous filière solaire thermique, l’État du Sénégal a mis en œuvre un programme de recherche de chauffe – eau solaires avec le Centre d’études et de recherche pour les énergies renouvelables (CERER).
L’État sénégalais s’est engagé dans un programme de développement de l’électrification dans les campagnes par la voie solaire, en impliquant la coopération bilatérale, les centres nationaux de recherche (CERER, École supérieure Polytechnique de Dakar) et en mettant en place des instruments juridiques conséquents, en particulier l’exonération de droit fiscal et de droit de douane pour les kits solaires (Sylla, 2008). Le ministère de l’énergie et des mines du Sénégal a lancé récemment (juillet 2012) un programme national visant à inciter quinze mille ménages à s’équiper de kits solaires, à travers la signature d’une convention avec la banque de l’habitat du Sénégal, afin de faciliter des crédits spécifiques. Il est prévu la mise en place de systèmes d’agréments pour les potentiels fournisseurs d’équipements, devant justifier d’une expérience certifiée dans la vente et l’installation de kits solaires et être capables d’assurer un service après vente. Avec les entreprises (SPEC) et l’ONG internationale ENDA, le CERER a un positionnement d’acteur relais entre l’État et les consommateurs. ENDA Energie contribue à l’élaboration de la stratégie nationale de développement des énergies renouvelables et appuie des projets d’électrification rurale. L’entreprise SPEC (Sustainable power electric company) a mis en place récemment la première unité de fabrication de modules solaires d’Afrique de l’Ouest. Les consommateurs restent des acteurs dominés qui n’ont pas d’influence sur les autres acteurs.
Conclusion
Globalement, la filière de l’énergie solaire dans les trois États (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Sénégal) est caractérisée par les difficultés financières d’accès à la technologie photovoltaïque, dues au coût du matériel et à l’absence de mécanismes d’accompagnement (subventions, possibilité d’accès à un crédit aux populations rurales sans revenus garantis).
La filière n’est pas nouvelle dans la région (premiers projets solaires dans les années 1980 et création du CRES, centre régional d’énergie solaire en 1978), mais les stratégies de son développement sont toujours en cours de définition, dans le cadre global de développement des énergies renouvelables (création de la direction des énergies renouvelables en Côte d’Ivoire en 2009, mise en place d’un ministère des énergies renouvelables au Sénégal en 2008). La plupart des projets solaires réalisés dans ces pays sont soutenus financièrement et/ ou techniquement par des organisations internationales ou de coopération bilatérales ou multilatérales. La persistance de la crise énergétique dans la région et la prise en compte au niveau mondial de la problématique du réchauffement climatique ont entraîné ces dernières années une multiplication des acteurs (petites entreprises, ONG locales ou internationales, formations, recherches, associations de consommateurs…). Cependant, la part de cette filière dans la production énergétique globale dans la région reste encore marginale (estimée à environ 0,5 %). L’analyse du jeu des acteurs par l’utilisation des matrices d’influence a révélé le rôle de chaque acteur.
Les pouvoirs publics, un acteur dominant malgré une volonté faible
Les pouvoirs publics concernés regroupent l’ensemble des structures de l’État dont les missions ont un rapport direct ou indirect avec la filière énergie solaire. Il s’agit notamment des ministères de l’énergie qui ont tous une section en charge de la filière solaire.
Cet acteur joue en principe un rôle majeur à travers l’élaboration de la stratégie au plan national, la mise en place d’un environnement favorable (réduction des taxes…) et d’infrastructures d’appui (mécanismes d’appui, banques, assurances…), la définition de la politique de recherche, l’initiation de projets et programmes de développement de la filière dans le pays.
Au plan régional, un Programme régional solaire du CILSS [1] financé par l’Union européenne réalise des projets d’installation de systèmes photovoltaïques de pompage et d’électrification dans les pays membres, dont le Burkina Faso et le Sénégal. La matrice d’influence a révélé l’influence de cet acteur (pouvoir public) sur les autres acteurs : recherche et formation à travers la définition de la politique de recherche ainsi que le soutien (faible) financier aux universités et centres de recherche, entreprises à travers une politique fiscale pas encore incitative, ONG surtout internationales à travers des partenariats pour l’exécution de projets de terrain, consommateurs.
À l’inverse le pouvoir public est très peu influencé par ces mêmes autres acteurs.
Les entreprises et les organisations non gouvernementales, des acteurs relais
De très petites entreprises dont le rôle se limite à l’installation d’équipements solaires ont émergé en Afrique de l’Ouest ces dernières années, à la faveur de la persistance de délestages. Certaines de ces entreprises fabriquent du matériel solaire, notamment thermique (cuiseurs, lampes). La mise en place de la première usine de fabrication de modules solaires au Sénégal est une initiative sans précédent en Afrique de l’Ouest et peut constituer un atout pour dynamiser l’intérêt pour cette filière. Plusieurs ONG (Fondem, Ader, Électriciens sans frontières…) ont aussi émergé récemment en Afrique de l’Ouest à cause de la prise en compte au plan mondial de la problématique du changement climatique et sont actives surtout dans le secteur de l’électrification rurale.
Ces entreprises et organisations de la société civile dont les actions (projets, installations) ont une incidence directe sur les consommateurs sont influencées par le pouvoir public à travers les taxes, la politique fiscale mais aussi la politique de développement de la filière solaire des États. Au Sénégal, la forte collaboration entre le CERER et les entreprises en fait un acteur intermédiaire.
Les consommateurs, des acteurs dominés
Les consommateurs de la filière solaire ne sont pas véritablement regroupés en association. Il s’agit surtout de comités villageois qui gèrent la maintenance du matériel en restant en contact avec les entreprises installatrices ou les ONG. En milieu urbain, il n’existe pas encore d’association de consommateur de sorte qu’il y a une absence de pouvoir de pression sur les autres acteurs, notamment le pouvoir public. La filière n’est pas régulée et la possibilité de vendre son surplus d’énergie électrique produite par le solaire, aux compagnies d’exploitation n’existe pas encore en Afrique de l’Ouest.
La recherche et la formation, des acteurs isolés
La région, à travers sa communauté économique (CEAO) a mis en place dès 1978 le CRES, qui avait pour missions la formation d’énergéticiens, la recherche et développement pour la conception et la diffusion de systèmes énergétiques solaires. Le CRES a par ailleurs aidé les États membres à élaborer, de 1983 à 1986 leurs programmes nationaux d’équipements en énergies renouvelables. Le CRES a cessé de fonctionner quelques années seulement après sa mise en place à cause d’absence de financement. Les résultats des centres et les instituts de formation et de recherche ainsi que les universités d’Afrique de l’Ouest sont fortement influencés par des moyens insuffisants que leur procurent les pouvoirs publics qui ne considèrent pas encore la filière solaire comme une filière stratégique dans leur politique énergétique. Leurs résultats se limitent à des formations théoriques, des prototypes et des expérimentations généralement non diffusées. C’est le cas notamment de l’Institut 2IE, qui malgré son appartenance à de nombreux réseaux n’a pas encore atteint le stade de valorisation de ses résultats de la recherche à l’échelle nationale encore moins régionale du fait de l’absence de synchronisation entre les politiques énergétiques nationales ou régionales et la recherche. Cet acteur stratégique est donc en général à l’écart de la filière malgré des résultats utiles.
[1] Le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS) a été créé le 12 septembre 1973 à la suite des grandes sécheresses qui ont frappé le Sahel dans les années 1970. Le CILSS regroupe aujourd’hui neuf États dont quatre États côtiers : (Gambie, Guinée-Bissau, Mauritanie, Sénégal), quatre États enclavés (Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad) ; un État insulaire (Cap Vert). Le mandat ou l’objectif général qui guide l’action du CILSS est de s’investir dans la recherche de la sécurité alimentaire et dans la lutte contre les effets de la sécheresse et de la désertification, pour un nouvel équilibre écologique au Sahel. C’est de la rencontre entre les préoccupations de la Commission européenne et du CILSS qu’est né le Programme régional solaire (PRS).
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